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La logique comme outil d'investigation métaphysique

Que, dans la mesure où elle formule les lois de la rationalité, la logique ne soit pas elle-même dénuée de toute prise de position ontologique, c'est, en définitive, ce qui ressort des travaux mêmes qui ont par ailleurs insufflé l'espoir d'une philosophie rigoureuse qui se détournerait de la métaphysique pour se consacrer entièrement à l'élucidation du discours scientifique. En fait, comme l'avaient déjà vu les Grecs sous l'idée de Logos, les structures et principes de l'être qui se laisse dire dans le discours rationnel ne sont pas totalement indépendants des structures et des principes de la rationalité du discours qui permet de le dire. Et c'est pourquoi aujourd'hui doivent être envisagés à nouveaux frais les rapports de la logique symbolique et de l'ontologie voire de la métaphysique tout entière. Autrefois banni par la philosophie analytique, le terme même de « métaphysique » a d'ailleurs été récemment réinvesti et même fièrement revendiqué au sein même de cette tradition. Sous l'impulsion de l'école de Manchester ou de l'école australienne, des philosophes font aujourd'hui de la logique l'instrument privilégié de l'investigation métaphysique.

A cet égard, il faut sans doute distinguer deux versants de ces nouvelles interactions, ouvertement revendiquées, entre logique et « métaphysique », et plus particulièrement entre logique et ontologie formelle. D'un côté, en effet, la pensée métaphysique prend la logique pour outil et elle cherche, dans les différents développements formels - standard et non standard - de la logique, les lois fondamentales et les principes d'inférence susceptibles de guider ses raisonnements. La logique se met alors au service de la métaphysique et lui fournit les formalismes indispensables à structurer sa pensée et son discours. De l'autre côté, cependant, en vertu de leurs contraintes de rationalité propres, les systèmes logiques imposent de tirer des conséquences inattendues des thèses métaphysiques initiales, mais aussi et surtout de repenser entièrement certains problèmes métaphysiques dont le dispositif logique fait ressortir des aspects formels qui étaient jusqu'alors passés inaperçus. Prolongement de la rationalité philosophique, la logique devient alors elle-même investigation métaphysique.

Le développement des logiques modales illustre bien ces deux versants des rapports entre logique et métaphysique. D'abord mis au point comme outils pour formaliser les notions de nécessité et de possibilité ainsi que de dépendance nécessaire, les systèmes de logique modale ont rapidement fait, pour eux-mêmes, l'objet d'investigations formelles et de développements techniques, lesquels n'ont pas manqué de rejaillir en retour sur la compréhension de certaines notions métaphysiques, comme celles d'individu ou de monde possible.

Ainsi, dès les premières tentatives d'extension de la logique modale des propositions aux prédicats et à la quantification, sont apparus d'importants problèmes métaphysiques comme celui de l'identification d'un individu à travers les mondes possibles. Dans une perspective essentialiste, on pourrait se fonder sur la différence entre les propriétés accidentelles de l'individu, qui peuvent varier de monde à monde, et ses propriétés essentielles, qui le définissent et sont indispensables à l'identifier à travers les mondes. Mais cela obligeait alors à remettre sérieusement en question le paradigme analytique selon lequel des objets au sens propre ne peuvent être caractérisés par des traits définitoires. Telle est d'ailleurs l'objection que Quine adressera à la logique modale quantifiée de Barcan Marcus et au retour, à travers elle, d'un certain essentialisme : étant conceptuelle, une description définie n'est pas, pour Quine, un authentique nom propre et ne désigne donc pas un objet ; elle définit seulement une extension qui peut éventuellement être un singleton dans chaque monde, mais dont le membre unique peut parfaitement varier d'un monde à l'autre. Ce débat, on le sait, sera relancé par Kripke dans Naming and necessity. Une autre solution, que privilégiera Carnap en 1947, serait de considérer que ce sont bien justement des descriptions définies qui identifient les « individus » à travers les mondes possibles, de sorte que les individus qui constituent les arguments de la logique modale quantifiée ne sont pas d'authentiques objets - comme George Bush - mais des « objets intensionnels » - comme le Président des Etats-Unis en 2008 -, qui, d'un monde possible à l'autre, peuvent en fait être satisfaits par des individus différents. Mais, si elle sauve le paradigme analytique et la distinction nette entre objets authentiques, dépourvus de traits définitoires, et concepts, caractérisés par de tels traits, cette solution impose de réintroduire en position d'arguments des entités sémantiques dont la théorie russellienne des descriptions définies semblait nous avoir définitivement débarrassés. Et c'est pourquoi Quine, pour sa part, préférera carrément se passer de logique modale quantifiée.

Dans une autre perspective, la formidable systématisation des sémantiques modales qu'ont opérée les modèles de Kripke n'a pas seulement offert à la logique un champ d'investigations exceptionnellement riche des rapports entre syntaxe et sémantique ; elle a aussi profondément transformé la notion même de monde possible, c'est-à-dire tout à la fois l'idée de possibilité comme consistance d'un ensemble de propositions et celle de possibilité comme accessibilité d'un monde à partir d'un autre monde. Cette problématique de la relation d'accessibilité et de ses éventuelles propriétés structurelles (réflexivité, transitivité, symétrie, euclidianité, connexité, sérialité, etc.) renouvelle en effet toute la question de la possibilité, en distinguant par exemple très nettement le cas de deux mondes également consistants mais inaccessibles l'un à l'autre de celui de deux mondes qui sont non seulement possibles en ce sens mais aussi possibles l'un pour l'autre.

Particulièrement éloquent, un autre exemple illustrera encore ces deux versants de l'interaction entre investigations logiques et métaphysiques. La logique analytique s'est souvent vue reprocher son allégeance inconditionnelle au principe de non-contradiction, lequel l'empêcherait précisément de penser le caractère profondément dialectique du monde réel. Toute une tradition issue de Hegel et surtout de Marx exigeait au contraire une logique dialectique permettant de penser des problèmes métaphysiques complexes, mais aussi des problèmes économiques, politiques, juridiques, etc. Or, les formalismes logiques proposés dès 1910 par Jan Lukasiewicz puis, dans les années 1970 par Richard Routley puis Graham Priest, ont non seulement permis de prendre en charge une partie de ces questions, mais ils les ont aussi fortement renouvelés en transformant les enjeux mêmes de la métaphysique dialectique tels que la logique de Hegel permettait jusqu'alors de les penser.

D'autres exemples encore pourraient bien sûr témoigner de cette « dynamique » de collaboration. Ainsi, la théorie des ensembles, la méréologie, la méréotopologie, ... ont été tour à tour sollicitées comme outils permettant de penser rigoureusement des problèmes métaphysiques - et plus particulièrement ontologico-formels - classiques comme l'un et le multiple, les touts et leurs parties dépendantes ou indépendantes, les recouvrements et les frontières, ... Mais, ces systèmes formels, en vertu de leurs contraintes de rationalité propres, ont à chaque fois défini des ontologies partiellement inattendues et, dépassant leur simple rôle d'outil analytique et déductif, ils ont même profondément transformé les questions métaphysiques au service desquelles ils avaient d'abord été appelés.