Présupposés métaphysiques de la logique contemporaine
Il faut dire tout d'abord que la logique symbolique issue des travaux fondateurs de Frege et Russell n'était pas elle-même dénuée de tout présupposé métaphysique. Bien au contraire, tant sa grammaire que son axiomatique étaient sous-tendues par des options ontologiques plus ou moins explicitement revendiquées. Ainsi, toute l'analyse logique de la prédication en termes de fonctions propositionnelles et de leurs arguments impliquait une distinction tranchée des objets réduits à de simples référents dénués de sens, et des concepts caractérisés par leurs traits définitoires. Dépourvus de référence propre, les concepts - propriétés ou relations - sont seulement dotés d'une extension en raison de leur rôle de principes classificatoires des objets du monde.
Cette analyse, on le sait, réside au fondement tout à la fois d'une réinterprétation complète de la question même de l'existence, d'un nouvel affûtage du rasoir d'Occam et d'un critère d'identification des présupposés ontologiques d'une théorie.
Avec Frege et Russell, en effet, la question de l'existence se dédouble, puisqu'elle peut revêtir soit la forme extra théorique d'une interrogation sur l'« ameublement du monde », c'est-à-dire sur ce qui doit être considéré comme objet simple pouvant servir d'argument aux fonctions propositionnelles des théories sur le monde, soit la forme intra théorique d'une interrogation sur la satisfaction des fonctions propositionnelles par les objets du monde, c'est-à-dire sur le caractère vide ou non de l'extension de tel ou tel concept théorique. La question « Leo Sachse existe-t-il ? » n'est pas du tout de la même nature que la question « Les martiens existent-ils ? ». Si les noms propres désignent directement des objets du monde et comportent donc d'emblée un présupposé de référence, les termes conceptuels n'impliquent quant à eux aucune reconnaissance implicite de l'existence d'objets du monde ; un concept, en effet, peut être parfaitement sensé sans pour autant être satisfait par quelque objet que ce soit.
Une telle analyse logique, on le voit, fournit aux disciples d'Occam un rasoir particulièrement tranchant : chaque fois qu'une expression du langage a un sens et des traits définitoires, on peut la délier de tout engagement ontologique en remplaçant la question de sa référence - quel objet cette expression désigne-t-elle ? - par la question de son extension - par quels objets (désignés par ailleurs par des noms propres) cette expression est-elle éventuellement satisfaite ? Et, à cet égard, en dépit des prétentions explicites de la plupart des philosophes analytiques à la neutralité métaphysique de leur entreprise, les travaux de Russell, de Carnap ou de Quine pour montrer le caractère conceptuel d'expressions qui ne sont référentielles (ou « dénotantes ») qu'en apparence ont assurément une portée nettement nominaliste.
Certes, ce n'est pas à la logique - mais éventuellement à la théorie de la connaissance, qui peut distinguer les authentiques objets connus par fréquentation directe et les pseudo-objets qui ne sont identifiés que par description conceptuelle -, qu'il revient de dire quel est l'ameublement ultime du monde. Mais il est clair que l'analyse logique frégéo-russellienne fournit un outil très performant pour déterminer ce qui, dans tel ou tel discours, joue le rôle d'une fonction propositionnelle et est donc dénué de tout engagement ontologique, et ce qui y joue le rôle d'un argument de ces fonctions et comporte donc un présupposé de référence. Le célèbre critère ontologique de Quine repose, on le sait, entièrement sur cette analyse. Explicitement mis au point pour guider la chasse aux entités superflues qui peuplent la « barbe de Platon », ce critère allait d'ailleurs, on le sait, permettre à Quine de dénoncer l'arrière-fond platonicien de l'objectivisme sémantique qui avait sous-tendu le combat antipsychologiste de Frege et Russell.
En définitive, c'est donc bien à une redéfinition majeure de l'ontologie qu'a mené l'analyse logique frégéo-russellienne, redéfinition qui s'inscrit dans la direction exactement opposée à celle prise à la même époque par les luxuriantes théories de l'objet issues de l'analyse logique brentanienne qui assimilait toute prédication à un jugement d'existence.
Mais, en plus de cette redéfinition de l'ontologie, ce sont aussi quelques parti-pris ontologiques lourds de conséquence qu'ont cru bon d'imposer les fondateurs de la logique symbolique contemporaine en raison du projet logiciste que celle-ci devait initialement servir. Pour prendre deux exemples célèbres, on rappellera premièrement la stratification de l'ensemble des objets du monde en types hétérogènes et l'adoption d'axiomes extra logiques controversés. La stratification, que rendait nécessaire le souci d'éviter les paradoxes logiques dans le système frégéen, pose évidemment question et elle a été jugée suffisamment suspecte pour que d'aucuns développent des systèmes logiques alternatifs qui permettraient de se passer. Quant à l'axiome multiplicatif et à l'axiome de l'infini, qui sont nécessaires à mettre en œuvre une théorie des classes susceptible de fonder l'ensemble des mathématiques, ils introduisent dans le système logique des affirmations d'existence qui sont extrinsèques à la simple généralisation existentielle, laquelle permet d'affirmer qu'il y a des (objets qui sont) F dès qu'on a identifié au moins un individu singulier a qui est F.